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Merveille y sera

Amicale des Anciens Élèves de MarseilleVeyre

MARSEILLEVEYRE  ENTRE MÉMOIRE  ET HISTOIRE

1945
2010

Bernard GENET, ancien élève
  

A un trimestre près, j’ai effectué toutes mes études secondaires au Lycée MarseilleVeyre et j’ai gardé de ces 7 années un souvenir radieux. Je l’ai quitté l’été 1957, bac en poche après avoir beaucoup entendu dire que ce lycée, au demeurant agréable, avait des résultats médiocres au bac et qu’il valait mieux le quitter avant la fin de la scolarité.

Au moment du cinquantenaire de la fondation du Lycée plusieurs témoins,  anciens élèves, anciens professeurs, anciens parents, ont souligné le caractère unique de l’établissement et ces témoignages m’ont donné l’envie de vérifier si d’autres que moi avaient des souvenirs de la même qualité et de la même intensité.
J’ai donc conduit une enquête avec un questionnaire adressé à des dizaines d’anciens de ma génération ou des générations suivant immédiatement, suivi d’une journée de mise en commun, complété par des interviews individuels auxquels se sont ajoutés des témoignages écrits qui sans suivre strictement le questionnaire répondaient par contre très bien à la question posée.
Oui, les souvenirs étaient forts, oui, l’empreinte des méthodes de travail et de l’esprit Marseilleveyre avaient été durables dans la vie de beaucoup d’anciens et il en restait des traces fortes dans le comportement quotidien des uns et des autres comme dans  leur engagement dans la cité. Le terme a vieilli mais il est d’époque.

Ce questionnaire comportait aussi une dimension sociale en ce sens que l’inscription à MarseilleVeyre était un choix des parents qui n’était pas dicté par la sectorisation alors inexistante mais par une volonté de participer à l’expérience des classes nouvelles au sein d’un des très rares lycées-pilotes  (3 ou 4 à ma connaissance) de France fonctionnant totalement sur ce mode.
Cette volonté était également partagée par les professeurs qui choisissaient de participer à l’expérience sans en ignorer les contraintes.

Derrière ces interrogations se dessinait en filigrane la démarche d’intégrer ces souvenirs, les miens et ceux que je recueillais, à l’Histoire avec un grand H et que la luminosité du souvenir ne venait pas uniquement de ce cadre naturel, par ailleurs enchanteur. En effet, plus j’avançais dans ma réflexion, plus l’évidence que ce que nous avions vécu si intensément  au point d’en rester porteurs pendant toute notre vie était un moment   particulier d’une histoire plus générale dont, plus que d’autres, nous avons porté la marque.


D’où venaient donc ces classes nouvelles et ce lycée-pilote.
Administrativement les classes nouvelles constituaient un élément central de la politique de l’Éducation nationale mise en place au sortir de la guerre. Cette politique était portée par un haut fonctionnaire, Gustave Monod, directeur de l’enseignement secondaire au Ministère jusqu’en 1951. Pour la petite histoire, Gustave Monod, Inspecteur général avait été révoqué par Vichy pour avoir refusé de prêter serment d’allégeance au Maréchal.
Mais cette politique n’était elle-même que la mise en œuvre de projets sociaux beaucoup plus vastes et se situait au confluent de deux courants de pensée.

D’un côté, le courant de l’éducation nouvelle, né dans l’entre-deux-guerres, dont le grand théoricien reste le psychologue Jean Piaget et qui avait déjà donné lieu à diverses expérimentations auxquelles sont attachés les noms de Freinet, de Montessori, de Decroly.
L’apport de ce courant était extrêmement fort dans les classes nouvelles.  Il s’agissait d’abord du respect de l’enfant et de son traitement comme un adulte en devenir, et non comme une créature docile et soumise à l’autorité. Il s’agissait ensuite de ce que Piaget nomme l’auto-gouvernement de la classe, avec prise de responsabilité par les élèves d’un certain nombre de tâches, avec organisation systématique du travail en équipe favorisant la coopération entre les élèves au lieu de la compétition.
 La référence à une «éducation nouvelle» continue d’exister, même si elle est aujourd’hui minoritaire, dans les cercles ou groupements d’enseignants qui veulent donner un sens social et collectif à leur travail.
Ce qui symbolise le mieux cet apprentissage de la coopération et de la vie en société était la notation de VICS : vie communautaire et sociale. Sous la direction du professeur principal, la classe réunie évaluait la qualité de la participation de chacun aux travaux collectifs et aux tâches déléguées. L’élève proposait une note et sa proposition était débattue par la classe.

De l’autre côté, le plan Langevin-Wallon. Issu des travaux du Conseil national de la résistance, ce plan était la référence du travail gouvernemental en matière d’éducation.
Sa première visée était la démocratisation de l’enseignement. Il s’agissait de sortir du cloisonnement social qui séparait deux filières : d’un côté l’enseignement de masse jusqu’à 14 ans et au certificat d’études primaires, de l’autre l’enseignement d’élite avec le lycée, le bac et l’enseignement supérieur. Langevin était de ce point de vue une figure emblématique. D’origine modeste et n’ayant eu au départ que le certificat d’études, il avait sauté tous les obstacles sociaux et scolaires pour devenir professeur de physique au Collège de France. Le plan Langevin-Wallon voulait supprimer ces barrières et permettre à tout enfant, quel que soit son milieu d’origine, de développer pleinement ses capacités. Wallon, psychologue, était  de son côté porteur de toutes les réflexions sur les méthodes de l’école nouvelle et voulait qu’elles servent dans ce grand projet de démocratisation.


Le projet de Marseilleveyre reposait donc sur un socle solide et s’inscrivait dans un moment historique très précis : la reconstruction du pays et la volonté de mobiliser pour y parvenir tous les talents, toutes les capacités. En somme, un projet social global assurant en même temps l’épanouissement de chacun, quel que fût son origine sociale.

La motivation des enseignants comme celle des parents s’explique donc largement par cet esprit du temps qui portait la société France vers un nouveau développement. Il n’est donc pas étonnant que le projet MarseilleVeyre ait été soutenu dès l’origine par une association de parents et d’éducateurs probablement unique en son genre à l’époque. C’était reconnaître que l’éducation est un tout et que la coopération des parents et des éducateurs était le moteur du projet. La légende voulait qu’il n’y eût à l’époque à MarseilleVeyre que des communistes et des protestants. Mes parents, et ils n’étaient pas les seuls, n’étaient ni l’un ni l’autre mais ils s’inscrivaient dans cette démarche de transformation des structures sociales du pays

Mais Gustave Monod fut démis de ses fonctions en 1951 et les classes nouvelles périclitèrent.
M. Pol Simon, directeur et fondateur du lycée, fut lui-même «remercié» sèchement par le Ministère en 1953 au prétexte qu’il n’avait pas tous les titres requis pour le poste. Cependant le mouvement était lancé et au moins jusqu’en 1960 MarseilleVeyre continua à vivre avec la plupart des enseignants de l’équipe d’origine et sans beaucoup transformer ses méthodes et son esprit.

Cette réflexion sur mon éducation à Marseilleveyre m’a conduit à une conclusion qui ne manque pas d’actualité à savoir qu’un projet éducatif n’a de sens qu’inscrit dans un projet social plus global.
Les techniques pédagogiques les plus fines ne sont vraiment efficaces que si elles sont mises au service d’objectifs plus généraux et clairement exprimés. En 45-46 il s’agissait de reconstruire un pays et de donner à tous et en particulier aux jeunes l’espoir d’un avenir plus fraternel. Le projet MarseilleVeyre était la synthèse entre une volonté de mettre toutes les capacités au service du redressement du pays et de faire ce redressement dans un climat politique de coopération, de paix et de fraternité. Piaget lui-même travailla pour l’UNESCO pour établir des programmes d’éducation à la paix !

Pour moi, j’ai gardé de mon passage au lycée une volonté modeste et constante de ne jamais rien faire dans ma vie qui accroisse la misère du monde, mais quand l’avenir consiste à gagner des parts de marché, quand la conscience est toujours en retard sur une science exubérante et de plus en plus dangereuse pour l’humanité elle-même, l’absence de projet social collectif se fait cruellement sentir et les meilleurs pédagogues du monde ne peuvent à eux seuls donner du sens à une société qui n’en a plus.

BERNARD GENET 
04.10.2002